L'ouverture du rail à la concurrence fait-elle baisser le prix des billets de trains ?

Depuis décembre 2020, d'autres opérateurs que la SNCF peuvent transporter des passagers sur le réseau ferroviaire national. Cette ouverture à la concurrence a-t-elle permis de faire baisser les prix ?

« Après Trenitalia, c'est au tour de la compagnie nationale espagnole Renfe de faire bientôt circuler ses trains en France. Pourtant, l'ouverture de la concurrence au sein du réseau ferroviaire français inquiète toujours. Thomas Portes, député "insoumis" de Seine-Saint-Denis et cheminot de profession, a dénoncé le 11 juin "le mythe selon lequel la concurrence ferait baisser les prix [des billets de train]". Pour l'élu, c'est plutôt l'inverse. Il a d'ailleurs choisi d'illustrer son propos avec l'Angleterre : "En 2019 on notait une hausse des tarifs de 25 % depuis l'ouverture à la concurrence", a-t-il déploré. Le député répondait à la chronique du journaliste Stéphane Pedrazzi à BFM Business, qui évoquait une baisse de tarifs sur la ligne Barcelone-Madrid en Espagne, et sur la ligne Paris-Lyon depuis l'ouverture à la concurrence. Alors, qui a raison ? 

"En Grande-Bretagne, il y a objectivement eu des augmentations de prix. Thomas Portes a raison de dire", confirme Patricia Perennes, économiste et consultante chez Trans-Missions, une société qui conseille les pouvoirs publics dans le développement de leur offre de mobilité durable. "Mais c'est aussi lié à un choix du gouvernement anglais de ne pas financer le prix du billet par l'impôt, mais par le voyageur, qui doit payer plein pot", nuance-t-elle, soulignant la singularité du modèle en question.

Outre-Manche, la privatisation des chemins de fer a débuté dans les années 90, impulsée par le Premier ministre conservateur John Major. La British Rail, compagnie ferroviaire nationale, a été supprimée, laissant la place à de nombreux opérateurs. Le réseau a également été privatisé. Depuis, le mathématicien Barry Doe, consultant pour le magazine anglais Rail, estime que les prix globaux ont doublé en un quart de siècle. Certains tarifs ont même été multipliés par quatre, affirme-t-il dans le quotidien anglais The Independent.

 

La Grande-Bretagne, "le pire exemple" à prendre

Mais est-il pertinent de prendre l'exemple britannique pour critiquer l'ouverture à la concurrence du rail en général ? Non, selon Patricia Perennes : "La Grande-Bretagne est le pire exemple, car au-delà d'une libéralisation, il y a eu une privatisation du rail". "Le plan Williams-Shapps* [projet gouvernemental pour réformer le rail anglais, publié en 2021] propose d'ailleurs comme solution de se rapprocher de ce qui se fait en Europe, c'est-à-dire des appels d'offres plus maîtrisés, d'aller vers une libéralisation plutôt qu'une privatisation", note l'économiste. 

À l'inverse, dans les pays européens ayant fait le choix de l'ouverture, l'opérateur historique national cohabite avec un, voire plusieurs concurrents, et continue de gérer le réseau ferroviaire. En France par exemple, la SNCF est concurrencée par la compagnie italienne Trenitalia, qui propose des voyages Paris-Lyon et Paris-Milan depuis décembre 2021. Il s'agit du premier opérateur étranger à concurrencer la SNCF sur le TGV.

Cette ouverture semble avoir profité au voyageur. Selon Fabien Couly, directeur de l'Observatoire des marchés auprès de l'Autorité de régulation des transports (ART), une baisse du prix des billets de plus de 10 % des prix sur la ligne Paris-Lyon en 2022, tous opérateurs confondus, a été constatée. Florent Laroche, économiste et maître de conférences à l'université Lumière Lyon-2, va dans le même sens. Outre une fréquence de passage des trains plus élevée, grâce aux cinq allers-retours assurés par Trenitalia, le chercheur observe une baisse des prix moyens des billets de 23 % entre octobre 2021 et octobre 2022, tous opérateurs confondus. Sur la période observée, les billets Trenitalia étaient 47 % moins chers que les billets TGV Inoui.

Toutefois, cette baisse des tarifs pourrait aussi découler d'une baisse de la fréquentation de la clientèle professionnelle sur la ligne Paris-Lyon, amorcée lors de la pandémie. "Les prix évoluent en fonction du taux de remplissage, si vous avez plus de clientèle qui voyage pour le loisir et moins pour le travail, ça tire les prix vers le bas", explique Florent Laroche.

 

Une baisse de 46 % en République tchèque

Qu'en est-il chez d'autres membres de l'Union européenne ? L'Autriche, la République tchèque, la Suède et l'Italie ont ouvert leurs lignes à grande vitesse aux opérateurs étrangers. Elles comptent au moins un concurrent à leur compagnie nationale. Cette évolution a "conduit à une baisse des prix", et ce, même si "la variation peut changer significativement selon les pays", observe Patricia Perennes.

 

"C'est lié à la pression concurrentielle, comme ils sont deux à faire la même offre, ils essaient d'attirer le client." (Patricia Perennes, économiste à franceinfo)

 

En Suède, les prix ont baissé de 12,6 % sur la ligne Stockholm-Göteborg entre 2015 et 2016, selon une étude menée par l'Institut national suédois de recherche sur la route et le transport. En République tchèque, le billet Prague-Ostrava chutait même dans certains cas de 46 % entre 2011 et 2014, d'après une étude de l'université Masaryk.

L'Autorité de la régulation des transports constate également que "la concurrence a un effet positif sur les prix payés par les usagers" dans son dernier rapport sur l'ouverture à la concurrence des services ferroviaires*. L'organisme évoque une baisse de 31 % en moyenne sur le trajet Milan-Rome, entre 2011 et 2012. D'une manière générale, l'ART voit dans l'ouverture à la concurrence "un levier potentiellement très puissant d'amélioration et de développement du système ferroviaire, au bénéfice de ses usagers", mais à condition que cette concurrence soit "saine et régulée". 

Pour autant, une "politique de prix agressifs" ne devrait pas être une fin en soi, selon Patricia Perennes. Afin d'encourager la concurrence et la baisse des prix, l'autorité des transports italienne avait réduit en 2014 le tarif des péages ferroviaires de 37 % [redevance dont les opérateurs doivent s'acquitter pour utiliser le réseau] pour les opérateurs Trenitalia et Italo. Cette ristourne a fait débat en Italie, posant la question du financement de l'entretien des infrastructures ferroviaires, et de la soutenabilité du modèle sur le long terme.

 

Un tarif peu sensible à la concurrence pour les trains régionaux

La problématique s'avère différente pour les trains régionaux, dont une grande partie du prix du billet est subventionnée. En Nouvelle-Aquitaine, des élus de gauche et de droite s'étaient opposés à l'ouverture à la concurrence des lignes TER. "Les usagers risquent de voir le prix de leur billet de train augmenter […]. L'ouverture à la concurrence va nous faire perdre cette maîtrise du coût du billet", avait déclaré Christine Seguinau, coprésidente du groupe écologiste au conseil régional, en octobre auprès de France Bleu. Après des débats houleux, la région a finalement voté le 12 juin en faveur d'une ouverture progressive à partir de 2027.  

Dans de tels cas, "le choix du tarif est un choix politique, ça n'a rien à voir avec la concurrence", soutient Patricia Perennes. La chercheuse cite l'Allemagne et la Suède, qui ont ouvert leurs lignes régionales : "Ils ont profité des économies réalisées pour acheter plus de trains, et le prix du billet n'a pas du tout bougé", illustre-t-elle. "S'agissant des services conventionnés, les exemples européens tendent à montrer que l’introduction de la concurrence ne conduit pas nécessairement à une baisse des prix des billets payés par les usagers", confirme également l'Autorité de régulation des transports dans son rapport. 

Il reste erroné de suggérer que les prix pourraient augmenter à la suite de l'ouverture à la concurrence, comme le fait Thomas Portes. La baisse des prix, en ce qui concerne les lignes non subventionnées, constitue une réalité en Europe. »

 

*Les liens suivis d'un astérisque renvoient vers des documents PDF.