Les inégalités sociales, première source de pollution ?

Quels liens établir entre les problèmes environnementaux et les inégalités sociales ?

Aujourd’hui, alors que la COP21 s’ouvre dans quelques jours, on fait de plus en plus le lien entre questions environnementales et inégalités sociales. […]. La question est alors de décrire et de questionner l’inégale distribution des risques environnementaux entre individus, au sein d’un pays le plus souvent, pour examiner en quoi cela affecte les inégalités sociales ; quelles sont, en d’autres termes, les incidences sociales des périls environnementaux ? Les inégalités sociales sont alors positionnées en aval (comme une conséquence).

Mais on peut aussi, perspective bien plus rare et pourtant à nos yeux tout aussi pertinente, les positionner en amont. On se demande alors dans quelle mesure les inégalités sociales en elles-mêmes accroissent les problèmes environnementaux, avec les questions de justice afférentes. En d’autres termes, il s’agit d’interroger le coût et le caractère écologiquement soutenable des inégalités, non seulement au sein d’un pays, mais aussi entre pays. […]

Dans un monde fini, les inégalités constituent une menace. Pour défendre cette thèse, il faut mettre en relation le social et l’écologique, et se demander spécifiquement dans quelle mesure les inégalités sociales elles-mêmes sont susceptibles d’affecter – de fait, d’accroître – les problèmes environnementaux, alors qu’une société – au niveau des États comme au niveau de la planète – moins inégale rendrait davantage possible leur résolution.

En accroissant les compétitions entre personnes, l’inégalité ajoute à la pression pour consommer comme moyen d’exprimer son statut. Pour les individus, cela pousse à travailler ou à s’endetter toujours davantage et au niveau collectif, cela engendre une spirale sans fin de croissance économique, de destruction des ressources et de pollution. Le risque est alors que, avec la mondialisation et la diffusion d’un certain style de vie – qu’on pense au mode de vie des « super-riches » occidentaux mis en scène dans les séries télévisées –, les inégalités par rapport à cette norme, à la fois au sein des pays et entre pays, engendrent une course à une consommation distinctive ruineuse pour la planète. Ceci dans un contexte où, dès lors que les ressources de la planète sont finies et que les interdépendances entre pays sont étroites, du fait de la globalisation, les consommations des riches ont un impact sur le sort des pauvres. C’est le cas quand les classes moyennes indiennes et chinoises imitent le régime alimentaire carné des pays riches ; il en résulte par ricochet une augmentation du prix des céréales qui lui-même est responsable des émeutes de la faim de 2008.

Il est donc clair que non seulement l’inégalité est socialement corrosive, mais constitue l’obstacle le plus significatif à un niveau d’activité économique soutenable en termes écologiques. De plus, les inégalités entre pays autorisent des jeux de pouvoir non neutres en matière environnementale. Tant qu’il y a des pays riches et des pays pauvres, les premiers ont le pouvoir et la capacité de transférer leurs pollutions dans les seconds. Alors que, si l’on allait vers des rapports de force moins léonins, et des réglementations internationales garantissant des marchandages moins déséquilibrés, on voit mal ce qui pousserait les pays pauvres à accepter sans broncher d’accueillir sur leur sol tous les déchets des pays riches ou à brader à des firmes étrangères le droit d’exploiter leurs ressources naturelles. Et dans ce cas, les pays riches seraient incités bien plus qu’actuellement à limiter leur pollution.

On peut ajouter que tout comme les inégalités s’avèrent, de manière générale, nuisibles à un fonctionnement démocratique, l’atteinte d’un consensus mondial sur les questions environnementales et la gestion des biens communs est d’autant plus réalisable que sont limitées les inégalités entre pays. Que les inégalités majorent les tensions est patent lors des réunions internationales successives, notamment depuis le Protocole de Kyoto et les COP successives ; les questions de changement climatique y sont à présent posées en termes de justice entre pays riches pollueurs et les autres : les dégradations découlant du changement climatique mettent en péril les droits humains les plus élémentaires dans certaines parties du monde, alors que la responsabilité en revient historiquement et dans une grande mesure aux pays riches.

Ces lectures divergentes confortées par des inégalités de pouvoir vont d’autant plus peser dans les débats internationaux qu’il y a parfois des arbitrages à faire entre des mesures allant dans le sens de l’équité et d’autres privilégiant la résorption des problèmes environnementaux : d’un côté, pour aller dans le sens de l’équité, subventionner le charbon dans les pays pauvres, de l’autre, pour aller dans le sens de la durabilité, limiter l’exploitation des forêts, par exemple ; des compromis sont donc souvent nécessaires.On est bien là face à un problème de justice globale. C’est un problème de justice distributive globale que de déterminer la répartition des coûts et des bénéfices environnementaux, face à des ressources rares. Toutes ces questions – qui doit être protégé du changement climatique, qui doit payer, qui peut avoir le droit de polluer… – sont sans aucun conteste des questions de justice distributive et elles se situent au niveau global et intergénérationnel. Le changement climatique n’a rien à faire des frontières des États. Dès lors, les principes de justice qui peuvent étayer les décisions en la matière sont clairement de nature cosmopolitiste. Et cette perspective doit être couplée avec une prise en compte de la dynamique spécifique qu’engendrent les inégalités.

Comme le notent Jean-Michel Sévérino et Olivier Ray, « la montée continue des inégalités mondiales n’a pu être gérée pour l’instant que parce qu’une part croissante des plus pauvres voyaient leurs conditions de vie s’améliorer… » Mais à l’évidence, dans un monde fini, on ne peut compter sur l’accroissement infini de la taille du gâteau, et le butoir écologique constitue l’argument suprême pour défendre la lutte contre les inégalités mondiales. Non seulement donc les problèmes environnementaux constituent un vrai défi de justice globale, mais une perspective de justice globale, dépassant le cadre des États et focalisée sur les inégalités, constitue la voie la plus pertinente pour résoudre ce problème. Ce qui constitue un projet politique, peut-être le projet utopique dont on aurait tant besoin.