Notre addiction aux réseaux sociaux pourrait coûter jusqu’à 3 points de croissance d’ici 2060

L'essor de "l'économie de l'attention", porté par les plateformes numériques, pose un problème à la fois de santé publique mais également de perte de productivité et de croissance. Comment peut-on appréhender ce phénomène ?

« Parce qu’elles nous détournent de notre travail, affectent notre santé mentale et détériorent les capacités cognitives de nos enfants, les plateformes numériques pourraient sensiblement diminuer notre productivité à long terme, selon une étude de la Direction du Trésor.

 

L’addiction aux écrans n’est pas seulement une menace pour la santé publique ou pour la démocratie. Elle pourrait aussi peser lourdement sur l’économie : selon la Direction générale du Trésor, la perte de productivité liée à ce fléau coûtera jusqu’à 3 points de PIB (produit intérieur brut) à la France d’ici 2060. S’appuyant sur une revue de la littérature, cette étude affirme que les entreprises numériques de "l’économie de l’attention" contribuent à détériorer les facultés cognitives et la santé mentale de leurs utilisateurs, en plus de les détourner de leur travail. Ces "externalités négatives" coûtent d’ores et déjà 0,6 point de PIB à la France.

 

"L’économie de l’attention" est le modèle dans lequel l’attention des consommateurs est valorisée par les entreprises, qui en tirent des revenus publicitaires en échange d’un service gratuit ou à tarif préférentiel. Les médias traditionnels – télévision, presse écrite, radio – le déploient depuis des années, mais les réseaux sociaux "le portent à un stade encore plus poussé", estime le Trésor. Parce que "chaque seconde supplémentaire passée par un utilisateur est génératrice de profits", ces plateformes conçoivent des techniques qui maximisent le temps passé sur leurs services, comme le "défilement infini" ou la "recommandation algorithmique" de contenus. "Nous sommes devenus des poissons rouges, enfermés dans le bocal de nos écrans, soumis au manège de nos alertes et de nos messages instantanés", alertait déjà en 2019 Bruno Patino, le président d’Arte, dans un essai intitulé La Civilisation du poisson rouge (éditions Grasset).

 

D’un point de vue strictement économique, un tel modèle génère du chiffre d’affaires (9 milliards d’euros directement liés à la publicité en ligne en France), des ventes induites et des gains de productivité. Mais cette valeur ajoutée est largement compensée par les pertes liées à la "dégradation du capital humain", selon le Trésor.

 

 

Les enfants particulièrement touchés

Le premier effet négatif est assez direct : lorsqu’une personne consulte ses réseaux sociaux pendant ses heures de travail, elle ne produit plus. "Certaines études suggèrent ainsi que les salariés pourraient passer entre 20 minutes et 2 heures et demie de leur journée de travail à consulter leur smartphone pour des raisons non liées à leur activité professionnelle", souligne l’auteur. Pire : les fréquentes interruptions provoquent un "déficit d’attention" qui entraînerait des "erreurs" et une "moindre rapidité dans l’exécution d’une tâche". Cette "perte de temps productif" coûterait, selon le Trésor, 0,4 point de PIB en 2060.

 

Le deuxième effet concerne la santé mentale des utilisateurs. La surexposition aux écrans a souvent été associée à une détérioration du sommeil et à des troubles psychologiques comme la dépression, l’anxiété et le stress chronique. Ces maux ont des "coûts directs (soins médicaux) et indirects (absentéisme au travail, retraite précoce)". L’étude chiffre cette facture sanitaire à 5 milliards d’euros en 2060, soit 0,4 point de PIB.

 

Mais c’est la troisième externalité négative qui est la plus dommageable à long terme, puisqu’elle touche les enfants, c’est-à-dire "ceux qui entreront progressivement sur le marché du travail". La forte exposition aux écrans dès le plus jeune âge a un impact "particulièrement fort" sur les capacités d’attention, de mémorisation et les compétences langagières des enfants. Cette externalité négative coûterait entre 1,4 et 2,3 points de PIB en 2060.

 

 

Vers une interdiction des réseaux sociaux pour les moins de 15 ans ?

Comment lutter contre ce fléau de l’économie de l’attention ? Le Trésor souligne que l’Union européenne s’est déjà dotée de deux outils puissants qui pourraient lui permettre de réduire ses effets néfastes : le règlement sur les services numériques (Digital Services Act, DSA) en 2022 et le règlement sur les marchés numériques (Digital Markets Act, DMA) en 2024.

 

Le premier, le DSA, vise à limiter les fonctionnalités les plus addictives de 19 géants du numérique, et la Commission européenne a déjà engagé plusieurs procédures pour le faire appliquer, notamment envers TiKTok en février 2024 et Meta en mai 2024. Quant au DMA, il doit pouvoir permettre aux pouvoirs publics de corriger les "déséquilibres concurrentiels structurels", en vue de favoriser l’émergence d’acteurs "plus respectueux de l’attention des utilisateurs".

 

Pour le reste, le Trésor s’appuie sur les propositions qui figurent déjà dans le rapport remis à Emmanuel Macron par la commission d’experts sur les écrans, et notamment celle d’un âge minimal de 15 ans pour l’accès aux réseaux sociaux. La France y est depuis longtemps favorable. Reste à l’inscrire dans la loi. »