Qu’est-ce que l’« universalité » de la protection sociale ?
Le projet de loi de financement de la Sécurité sociale 2015 prévoit la modulation des allocations familiales en fonction des revenus. Cette mesure remet-elle en cause l’universalité de la protection sociale ?
Annoncée jeudi par l’exécutif, la modulation des allocations familiale en fonction des revenus a suscité de nombreuses réactions négatives. De la CGT aux associations familiales, en passant par l’UMP, une même valeur est invoquée pour contester la réforme : l'«universalité» de la politique familiale, qui serait ainsi mise en péril. Ce concept s’invite régulièrement dans les débats sur la protection sociale. […] Mais que recouvre au juste cette notion, et est-elle effectivement remise en cause par la réforme des allocations familiales ?On en trouve les prémisses dans deux textes fondateurs de la Sécurité sociale. Selon l’ordonnance du 4 octobre 1945, qui organise le nouveau système, « le but à atteindre est la réalisation d’un plan qui couvre l’ensemble de la population du pays contre l’ensemble des facteurs d’insécurité ». Quant à la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948, elle stipule que « toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ». Les spécialistes du sujet aiment aussi à citer l’un des fondateurs de la « Sécu », Ambroise Croizat : pour ce député communiste, il fallait que chacun « cotise selon ses moyens et reçoive selon ses besoins ».
Quelle universalité ?
Comment interpréter ces principes ? Pour la députée PS Marie-Françoise Clergeau, « nous restons sur une universalité car toutes les familles continueront à toucher des allocations ». Selon cette vision, l’universalité consiste à ce que chaque famille puisse prétendre à une aide, mais pas forcément la même selon qu’elle soit riche ou pauvre. La fin de l’universalité serait de supprimer purement et simplement les allocations au-delà d’un certain niveau de revenu.Un avis que ne partage pas Denis Lalys, secrétaire de la fédération « action sociale » de la CGT : « L’allocation que vous recevez, elle n’est pas pour vous, elle est pour votre enfant. Considérer qu’un enfant de riches à moins de besoins qu’un enfant de pauvres, c’est briser l’universalité de la protection sociale ». Selon cette logique, l’universalité consiste à compenser les besoins engendrés par une situation nouvelle − naissance, maladie, retraite…− quel que soit le niveau de revenus.
« Rupture d’égalité »
Est-ce la première fois qu’une allocation est mise sous condition de ressources ? Non : tel est déjà le cas, par exemple, d’une partie de celles qui composent la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje). Au total, selon la Caisse nationale des allocations familiales, les prestations conditionnées au revenu ou modulées par lui représentaient 45,5% des dépenses famille en 2012. Ainsi, selon Béatrice Majnoni d’Intignano, économiste spécialiste de la protection sociale, « l’universalité a déjà été largement battue en brèche, à mesure que se diversifiaient les allocations familiales ». Sans compter un autre élément important de la politique familiale, mais qui ne dépend pas, lui, de la Sécurité sociale : le quotient familial, dont le bénéfice a été raboté à deux reprises depuis 2012, pénalisant déjà les familles les plus aisées.Selon l’économiste, l’impact financier de la modulation sur les familles aisées sera « avant tout symbolique ». Elle note cependant une « rupture d’égalité choquante » : « Les allocations visent à favoriser les familles qui ont des enfants par rapport à celles qui n’en ont pas. Or, on se prépare à réduire cet écart chez les familles dites aisées. On va dégrader la situation de celles qui ont des enfants, et épargner celles qui n’en ont pas. Là est le véritable problème ».Autre risque, souligné par l'économiste Guillaume Allègre dans une tribune publiée par Libération : se retrouver « dans une situation avec d’une part des foyers qui payent l’impôt sur le revenu mais ne bénéficient pas des allocations familiales, et d’autre part des foyers qui reçoivent des allocations familiales mais ne paient pas d’impôt sur le revenu. Dans ces conditions, les allocations familiales ne seront plus réellement soutenues par les classes moyennes aisées. Or, il n’aura échappé à personne que les personnes et associations qui défendent actuellement la politique familiale ne sont pas toutes issues des classes populaires. Sans soutien des classes moyennes, les prestations familiales risquent d’être rognées peu à peu, avant de disparaître. »