Télétravail : "L'activité se retrouve déconnectée de sa finalité sociale"

Dans cet entretien avec un journaliste de Libération, Danièle Linhart revient sur les risques liés au développement du télétravail.

Danièle Linhart est sociologue du travail, directrice de recherche émérite au CNRS et professeure à l’université Paris-Nanterre. Elle revient pour Libé sur les conséquences du Covid-19 sur nos vies professionnelles.

 

La crise sanitaire modifie-t-elle l’identité du travail ?

« La caractéristique principale du management avant la pandémie reposait sur la contradiction entre la manifestation de bienveillance des directions envers les salariés, pour que ces derniers soient "heureux" au travail (à travers les "chief happiness officers", des massages…), et les contraintes et contrôles très forts exercés sur les employés, via toute une série de "process", normes et protocoles. Un mouvement entamé depuis plusieurs années avec la personnalisation des objectifs des salariés. Mais la rhétorique managériale est là pour invisibiliser ce lien de subordination. Cette tension ne s’est pas effacée avec la crise du coronavirus : on dit aux salariés de rester chez eux pour protéger leur santé. Mais en même temps, l’informatique permet une traçabilité pour surveiller quand les gens se connectent, combien de temps ils bossent, afin qu’ils continuent à remplir leurs objectifs personnalisés. »

Le télétravail n’a donc aucune conséquence pour les salariés ?

« Sur le fondement même du travail, non. Mais sur le plan du vécu, oui. D’abord parce que le salarié évolue dans un climat anxiogène, pour lui et sa famille, et que peuvent apparaître des tensions sur le temps dédié à l’activité professionnelle et à la vie personnelle. Sans oublier la question du sens : finalement, à quoi sert mon activité, est-elle vraiment utile ?

Le travail se retrouve aussi déconnecté de sa finalité sociale. Si on accepte de se soumettre à ses contraintes, c’est pour ce sentiment de faire partie d’un tout, d’un corps de métier, et de contribuer à autrui. Cela s’évapore actuellement, avec une activité atomisée qui isole. La situation actuelle de l’hôpital donne la mesure de l’importance du collectif : malgré les difficultés du secteur, une certaine perte de sens, on retrouve face à cette pandémie une forme d’héroïsme professionnel. C’est ensemble que l’on trouve des solutions. »

Que pensez-vous des nombreux outils informatiques utilisés pour maintenir un semblant de collectif ?

« Les réunions par visioconférence sont très fatigantes et nécessitent une plus grande concentration. Il y a aussi un côté factice des interventions, sans la possibilité de faire des apartés, une place moindre pour le rire, la dérision, l’humour. Chacun s’impose une forme de réserve. Ce simulacre de la permanence d’une présence physique fait encore plus ressentir le manque. Des études pré-Covid l’avaient montré : certaines entreprises envisagent de réduire leur nombre de réunions via Internet car elles constatent que cela freine l’inventivité. »

Le salarié, en revanche, ne peut-il pas ressentir une plus grande autonomie ?

« Il y a cette image positive de pouvoir travailler dans ses pantoufles, selon son propre rythme et ses préférences. Mais je crois que les mécanismes de contrôle perdurent. Le salarié peut encore moins influer qu’auparavant sur des décisions. Chacun est dans son coin, et il devient compliqué de peser collectivement quand on estime que la mauvaise direction est prise.

Comme les gens évoluent dans un contexte général anxiogène, tout devient plus coûteux en termes de concentration. Pour les salariés qui ne peuvent pas remplir leurs objectifs, il faudra travailler le soir, le week-end. En somme, il s’agit de faire comme si on travaillait dans des conditions normales, alors que ce n’est pas le cas. Il y a aujourd’hui une héroïsation des employés sur le terrain, car ne pouvant pas télétravailler. Il ne faudrait pas oublier le mal-être qui pourrait apparaître chez ceux exerçant à leur domicile. »