Quand les inégalités torpillent la croissance

Un article sur les inégalités de revenus et leurs conséquences sur l'économie mondiale.

Aux yeux des économistes, les inégalités ont longtemps été la contrepartie inévitable de la croissance. Ils découvrent aujourd'hui qu'elles peuvent devenir un fardeau. Reste à savoir comment les réduire efficacement.

Dans le rapport sur les risques présenté en ouverture du Forum de Davos, les disparités de revenus étaient jugées comme le risque le plus probable pour l'économie mondiale en 2014.

Les inégalités sont bien sûr, ou devraient être, au cœur du débat politique. Mais elles avaient pratiquement disparu du débat économique, où les acteurs ont longtemps été, conformément au mot de Keynes, « les esclaves de quelque économiste passé ». L'économiste s'appelait en l'occurrence Arthur Okun, disparu en 1980. Ce chercheur américain, connu pour avoir formulé une loi reliant croissance et chômage, a aussi écrit un essai : « Egalité et efficacité : le grand compromis ». Pour lui, les mesures de lutte contre les inégalités pèsent inévitablement sur la croissance ; il faut donc choisir entre égalité et efficacité. Les économistes sont tombés en masse dans le camp de l'efficacité, leur pente naturelle - au moins dans les pays anglo-saxons. Ceux qui avaient des réticences furent convaincus par le philosophe John Rawls, qui soutenait que l'essor des inégalités était acceptable à condition que les plus pauvres en profitent - mieux vaut une société où les riches ont 1.000 et les pauvres 100 qu'une société où les riches ont 200 et les pauvres 50. Dès lors, les inégalités prospérèrent sans que personne y trouvât à redire, à l'exception de quelques chercheurs parfois réputés comme Amartya Sen ou Joseph Stiglitz.

Depuis les années 1980, les inégalités des revenus au sein de chaque pays, riche ou pauvre, ont explosé alors qu'elles ont baissé entre les pays - c'est le double mouvement qu'analyse l'économiste François Bourguignon dans son livre « La Mondialisation de l'inégalité ». La contestation est venue d'abord de la périphérie. Des économistes qui avaient eu l'idée étrange de travailler sur le bonheur, comme le Britannique Richard Layard, ont montré que le bien-être dépendait non seulement du niveau de revenu, mais aussi de la comparaison avec le niveau de vie des autres. Autrement dit, les inégalités agissent directement sur le bonheur -dans les pays anglo-saxons. Des chercheurs plus proches du courant central de la macroéconomie ont ensuite prouvé que de fortes inégalités pesaient sur l'éducation et la santé, pénalisant ainsi la croissance future. D'autres encore ont exploré l'idée que l'envolée des inégalités avait poussé les pauvres à s'endetter - et que cet endettement serait la racine de la crise financière de 2007-2008. Longtemps sous l'emprise d'Okun, les institutions internationales ont découvert le sujet.

Dans une note du mois dernier, trois chercheurs du FMI, Jonathan Ostry, Andrew Berg et Charalambos Tsangarides, démontent l'édifice d'Okun avec des résultats empiriques, obtenus en travaillant sur les coefficients de Gini pour les revenus dans 150 pays sur un demi-siècle -coefficients avant et après redistribution (prélèvements d'impôt et versement de prestations sociales). Ils concluent que « la redistribution semble généralement exercer des effets bénins sur la croissance » sauf dans les cas extrêmes. Et, surtout, qu' « une moindre inégalité nette [après redistribution] est solidement corrélée avec une croissance plus rapide et plus durable ».