Du lycée au bureau, que deviennent nos réseaux ?

Vingt ans durant, des sociologues ont suivi un groupe de lycéens de Caen afin de déterminer comment l’entrée dans la vie adulte modifiait le réseau relationnel, et réciproquement.

Quand elle a démarré son projet de recherche, en 1995, la sociologue Claire Bidart était loin d’imaginer qu’elle continuerait de publier des articles sur le « panel de Caen » vingt ans plus tard. Ce groupe de lycéens – 87 au début de l’étude – devait certes être étudié dans le temps long afin de déterminer les évolutions des réseaux d’amis et relations de chacun à ce moment charnière qu’est le passage à l’âge adulte… Mais comment prédire un tel succès ? À ce jour, le panel a suscité près de 80 publications et travaux scientifiques. Et ce n’est pas fini, puisqu’une nouvelle vague d’enquêtes est en cours, qui vise cette fois à évaluer l’influence de Facebook sur le réseau relationnel. […]

Plus de 10 000 relations décrites

Le réseau relationnel tel qu’il est défini par les sociologues, c’est l’ensemble de tous les liens, faibles ou forts, que l’on tisse avec sa famille, ses amis, voisins, camarades de classe, collègues, copains du foot ou du bar d’à côté… Pour le voir évoluer dans le temps, la chercheuse et son équipe ont décidé de réaliser une fois tous les trois ans une « photographie » du réseau de chacun des panélistes : ils ont recensé les amis perdus de vue, les nouvelles relations nouées, établi les liens existant (ou pas) entre les différents acteurs, et mis le tout en regard des événements de la vie de chacun des panélistes. Au total, 287 réseaux ont été dessinés – sortes de vastes toiles d’araignée où chaque fil relie un individu à un autre –, et plus de 10 000 relations ont été décrites par les chercheurs, au cours de cinq enquêtes successives.Afin de disposer de l’échantillon le plus diversifié possible, la sociologue a choisi ses « témoins » dans trois univers distincts. Un tiers s’apprêtait à passer son bac général et à s’engager dans des études longues ; un tiers était en filière technologique avec un bac pro en ligne de mire, mais également la possibilité de prolonger en BTS ; le dernier tiers était constitué de jeunes qui étaient déjà sortis de l’école et se trouvaient en stage d’insertion professionnelle. « Peu d’études sociologiques prennent en compte les classes populaires démunies, précise la sociologue. Pourtant, on a pu constater à travers nos travaux que le milieu social, avec l’âge, était un déterminant fort du réseau relationnel. »Premier constat de l’enquête : la taille et la nature du réseau varient considérablement d’un individu à l’autre. « Le plus petit réseau décrit compte 6 personnes, famille comprise, et le plus grand, 132 !, s’étonne encore Claire Bidart. Sachant que plus le réseau est vaste, plus les possibilités d’obtenir de l’aide ou des conseils s’accroissent… ». Certains réseaux sont dits denses : les relations d’une même personne se connaissent et se fréquentent entre elles, d’où une relative homogénéité du milieu dans lequel évolue « ego », le petit nom donné par les sociologues à la personne dont on étudie le réseau. D’autres sont plus dispersés : on fréquente ses amis un par un, sans les mélanger. « Un réseau dense est rassurant et donne une forte inscription sociale, commente la sociologue, mais il peut se révéler limitant pour l’individu, car tout le monde autour de lui aura toujours le même son de cloche. Un réseau segmenté fournit l’opportunité de recueillir des avis différenciés, des informations inédites et d’être plus innovant dans ses choix de vie. »

L’âge et la catégorie sociale, deux facteurs clés

Comme le pressentait la sociologue, l’âge est un facteur clé dans l’évolution des réseaux, et ce quel que soit le groupe social. « Entre 16 et 35 ans, la tendance est à la diminution de la taille du réseau », souligne la chercheuse. À la sortie du lycée, les jeunes perdent une grande partie de leurs copains et connaissances (le groupe des camarades de classe, les copains du quartier…). Moins nombreuses, les relations gagnent en qualité et en intensité, les jeunes adultes privilégiant les liens avec les « vrais » amis et les membres de la famille. « Avec l’âge, la façon de faire du lien change, analyse Claire Bidart. Si les individus continuent de nouer connaissance dans des contextes précis – les loisirs, le travail –, les relations des adultes deviennent plus vite indépendantes des contextes et des groupes d’origine et sont davantage fondées sur la qualité même du lien. » […]Avec l’âge, la catégorie sociale est l’autre déterminant clé du réseau relationnel. « Il existe de grandes inégalités relationnelles, pointe Claire Bidart. Pour le dire un peu abruptement, les relations vont à ceux qui en ont déjà. » Les jeunes adultes dont les parents sont de catégorie socioprofessionnelle supérieure ont en moyenne des réseaux plus grands et plus dissociés, qui leur fournissent davantage de protection et des ressources diversifiées. « C’est d’ordre culturel, note la chercheuse. Dans ces milieux, on a toujours vu les parents ramener du monde à la maison. Surtout, on a plus de loisirs et d’activités en général, donc plus de chances de nouer des relations diversifiées. » À l’inverse, les jeunes de milieu modeste ont un réseau plus petit, plus dense et généralement plus homogène, où la famille occupe une part très importante.Le panel de Caen montre enfin le rôle essentiel des liens dits faibles dans la construction du parcours de chacun. « Pour certaines décisions importantes, comme faire un enfant, certaines personnes préféreront demander un conseil à des collègues, par exemple, qui auront un regard plus détaché », note la sociologue. Ces liens faibles, surtout lorsque le réseau est diversifié, peuvent également illustrer d’autres « ailleurs » possibles, que ce soit sur le plan personnel ou professionnel, et fournir des informations qui seront à l’origine de changements de vie importants. Attention, cependant : si ce sont les liens faibles qui apportent de l’information nouvelle et élargissent le cadre de réflexion, ce sont les liens forts qui conditionnent la réussite du projet en apportant un soutien matériel et affectif.