Eleveurs : les dix plaies des champs

Etranglés par un modèle qui atteint ses limites, les éleveurs continuent leurs actions malgré les récentes annonces du gouvernement. Focus sur les racines de la crise agricole.

Convaincus que les « mesurettes » arrachées au gouvernement ne suffiront pas à les sauver, les agriculteurs réclament un plan durable, répondant à l’ensemble des enjeux auxquels ils doivent faire face. Celui de la montée en flèche de la concurrence, née de la dérégulation des marchés agricoles et du dumping social, en passant par le cercle vicieux de l’endettement, poussé par la recherche de toujours plus de productivité. Mais aussi de la nouvelle géopolitique agricole, des rapports de forces entre acteurs ou des nouveaux modes de consommation qui bouleversent les filières.

1. Marge

Un slogan circule beaucoup depuis le début de la crise : «Partagez vos marges, sauvez l’élevage.» La marge, c’est la différence entre le prix d’achat et le prix de vente. Les transformateurs (marchands de bestiaux, abattoirs) et la grande distribution ont amélioré la leur en 2014, pendant que celle des agriculteurs se dégradait. On est arrivé à une situation où des exploitants travaillent à perte, sans parvenir à couvrir le coût de leur production après l’avoir vendue. […]

2. Normes

[Les agriculteurs] dénoncent un empilement de taxes sur le travail et les normes fiscales, sociales et environnementales qui « étouffent les exploitations » et réduisent leur compétitivité dans le marché européen. […]

3. Endettement

Acheter du matériel de plus en plus sophistiqué, construire des nouveaux bâtiments pour répondre aux normes européennes, ou se soumettre à une logique de plus en plus productiviste… Toutes ces exigences conduisent les agriculteurs à s’endetter, parfois lourdement. Or, comme l’a rappelé José Bové dans Libération le 22 juillet, «les exploitations qui risquent le plus de faire faillite sont celles qui, poussées par l’Etat et l’agro-industrie, […] se sont modernisées à outrance». […]

4. Quotas

C’était l’un des derniers outils de régulation des marchés agricoles européens : les quotas laitiers ont définitivement disparu le 31 mars. Mis en place en 1984, dans le cadre de la Politique agricole commune (PAC), pour limiter la production de lait et garantir un revenu stable aux agriculteurs, ces contingents de volume de production par pays n’ont pas résisté au vent de libéralisme qui souffle sur Bruxelles. Poussée par la perspective alléchante de nouveaux marchés émergents - chinois en tête -, la Commission européenne a décidé en 2003, puis en 2008, d’enterrer progressivement ces quotas. […] Depuis, les éleveurs ont gagné en liberté, celle de produire autant qu’ils veulent pour inonder les marchés mondiaux. Mais ils ont perdu en stabilité, du fait de la volatilité des prix et de la concurrence accrue. Seule solution pour eux, selon le commissaire européen à l’Agriculture, Phil Hogan : « S’adapter », en misant sur l’investissement et la concentration des fermes. Mais la casse sociale est sévère, entre ceux, trop petits, qui n’ont pas les moyens de rivaliser, et les autres qui, avec la baisse des prix, ne peuvent plus rembourser leurs dettes. […]

5. Dumping social

Après le plombier, l’équarrisseur polonais. Ce serait lui, le responsable de l’hécatombe qui se joue dans les abattoirs français. Ou plutôt les entreprises allemandes qui font appel à lui, à des tarifs défiants toute concurrence. Et ce grâce à l’«utilisation abusive de la directive détachement, qui permet aux entreprises d’embaucher des salariés étrangers tout en payant des cotisations sociales restreintes calculées sur la réglementation du pays d’origine et l’absence de Smic jusqu’à récemment en Allemagne», selon le ministre de l’Agriculture. D’où les prix imbattables des Allemands, sur le porc notamment. […]

6. Embargo

En vigueur depuis bientôt un an sur fond de crise en Ukraine, le blocage par la Russie des importations de produits agricoles de plusieurs pays européens (dont la France) a particulièrement touché les filières porcines et laitières françaises. Durant les cinq premiers mois de l’année 2015, les exportations de produits transformés à base de viande ont reculé de 73 % sur un an (passant de 19,7 à 5 millions d’euros), et celles de produits laitiers ont reculé de 78 % (passant de 37 à 8 millions), d’après les douanes françaises. Selon la fédération nationale porcine, le kilo de porc a perdu 20 centimes depuis le début de l’embargo. Un effet domino se fait aussi ressentir, avec le report des exportations des autres pays de l’Union européenne vers le marché français. Les cours du beurre et du lait en poudre auraient ainsi chuté de 30 %. […]

7. [Ce point, non reproduit ici, concerne le rôle contesté de Xavier Beulin, président de la FNSEA, principal syndicat agricole]

8. Pollution

Telle qu’elle se pratique majoritairement en France aujourd’hui, l’agriculture n’est pas réputée faire bon ménage avec l’environnement. Pesticides, engrais, maltraitance animale : autant de pratiques qui ont des effets néfastes sur la qualité de l’air, de l’eau et des aliments.

9. Pouvoir d'achat

Depuis plusieurs années, la viande n’a plus la cote. Les Français ont réduit leur consommation de 19 % entre 1990 et 2014. Ils n’avalent aujourd’hui plus que 86 kilos de viande par an, selon une étude de France Agrimer datée de juin. C’est le bœuf qui accuse le plus net recul (- 27 % depuis 1979), suivi du porc (- 13% depuis 2003). Evidemment, la crise économique est passée par là. Les porte-monnaie se vident et les frigos aussi. Seuls 38 % des Français n’ont pas changé leurs habitudes alimentaires depuis 2008. Les autres délaissent le bœuf et le porc pour la viande blanche. Mais le mouvement d’ensemble est aussi révélateur de changements alimentaires structurels. Les consommateurs recherchent des produits plus simples à cuisiner, car ils consacrent moins de temps à la préparation de leur repas (28 minutes contre 42 minutes au début des années 90).L’image de la viande s’est aussi ternie. Les scandales sanitaires à répétition (vache folle, grippes aviaire et porcine, cheval vendu pour du bœuf...) ont modifié les comportements alimentaires des Français. […]

10. Agrobusiness

Moins de terre, plus de rendement : si l’agriculture intensive est largement répandue en France, l’Hexagone est encore loin des champions du productivisme, au premier rang desquels figurent les Etats-Unis, les Allemands et les nouveaux mastodontes de l’agroalimentaire issus des fameux Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). Difficile dans ce contexte de faire valoir son terroir, sa démarche qualité ou de défendre son AOC. Quand, en France, le projet de la ferme de Mille Vaches suscite polémique et hostilité, les éleveurs allemands n’hésitent pas à concentrer au maximum leur production : les 2 700 porcheries les plus importantes d’Allemagne regroupent 11 millions d’animaux, soit plus de 4 000 animaux par exploitation en moyenne, dans des bâtiments pouvant accueillir 2 000 bêtes. […]